• Les guerres éternelles de l'Amérique maçonnique

     

    GÉOPOLITIQUE 24.mai.2021 

    Les Guerres éternelles de l’Amérique : histoire d’un carnage sans fin

     

    Les États-Unis ont été en guerre, ou du moins dans des conflits armés de diverses sortes, souvent dans des pays lointains, pendant plus ou moins toute ma vie. Oui, pendant certaines de ces années, cette guerre était « froide » (ce qui signifie souvent que ces carnages, régulièrement commandités par la CIA, se déroulaient en grande partie hors des caméras et à l’abri des regards), mais la guerre en tant que mode de vie n’a jamais vraiment pris fin, pas jusqu’à ce jour.

     

    Source : Tom Dispatch, Tom Engelhardt

     

     

     

    Une vie entière en guerre

    Voici ce qui est étrange dans un monde toujours plus étrange : je suis né en juillet 1944 au milieu d’une guerre mondiale dévastatrice. Cette guerre s’est terminée en août 1945 avec l’anéantissement atomique de deux villes japonaises, Hiroshima et Nagasaki, par les bombes les plus dévastatrices de l’histoire jusqu’à ce moment-là, auxquelles on a donné les doux noms de code « Little Boy et Fat Man. »

     

    J’étais le plus petit des garçons à l’époque. Plus de trois quarts de siècle se sont écoulés depuis que, le 2 septembre 1945, le ministre japonais des Affaires étrangères Mamoru Shigemitsu et le général Yoshijiro Umezu ont signé l’acte de capitulation sur le cuirassé USS Missouri dans la baie de Tokyo, mettant officiellement fin à la Seconde Guerre mondiale. C’était le jour de la victoire sur le Japon, mais en un sens, pour moi, pour toute ma génération et pour ce pays, la guerre n’a jamais vraiment pris fin.

     

    Les États-Unis ont été en guerre, ou du moins dans des conflits armés de diverses sortes, souvent dans des pays lointains, pendant plus ou moins toute ma vie. Oui, pendant certaines de ces années, cette guerre était « froide » (ce qui signifie souvent que ces carnages, régulièrement commandités par la CIA, se déroulaient en grande partie hors des caméras et à l’abri des regards), mais la guerre en tant que mode de vie n’a jamais vraiment pris fin, pas jusqu’à ce jour.

     

    En fait, au fil des décennies, elle est devenue « l’infrastructure » dans laquelle les Américains ont de plus en plus investi l’argent de leurs impôts, dans des porte-avions, des chasseurs à réaction valant des milliards de dollars, des drones armés de missiles Hellfire, et de la création et de l’entretien de centaines de garnisons militaires dans le monde entier, plutôt que des routes, des ponts ou des lignes ferroviaires (et encore moins de leur version à grande vitesse) ici, chez nous. Au cours de ces mêmes années, le budget du Pentagone s’accaparerait un pourcentage toujours plus grand des dépenses discrétionnaires fédérales et l’investissement annuel à grande échelle dans ce qu’il est convenu d’appeler l’État de sécurité nationale atteindrait le chiffre stupéfiant de 1 200 milliards de dollars ou plus.

     

    En un sens, les futurs Jours de la Victoire contre le Japon sont devenus inconcevables. Il n’y avait plus de moments, même lorsque les guerres prenaient fin, où une certaine version de la paix pouvait s’installer et où les vastes contingents militaires américains pouvaient, comme à la fin de la Seconde Guerre mondiale, être significativement démobilisés. L’équivalent le plus proche a sans doute été le moment où l’Union soviétique a implosé en 1991, où la Guerre froide a officiellement pris fin et où l’establishment de Washington s’est déclaré globalement triomphant. Mais bien sûr, les « dividendes de la paix » promis ne seront jamais versés, car la première guerre du Golfe avec l’Irak a eu lieu cette même année et la sérieuse réduction des effectifs de l’armée américaine (et de la CIA) n’a jamais eu lieu.

     

    Une guerre sans fin

    Il est symptomatique que, lorsque le président Biden a récemment annoncé la fin officielle du conflit américain en Afghanistan, vieux de près de 20 ans, avec le retrait des dernières troupes américaines de ce pays d’ici le 11 septembre 2021, cette annonce a été associée à la nouvelle que le budget du Pentagone était sur le point d’augmenter une nouvelle fois par rapport aux sommets atteints pendant les années Trump. « Il n’y a qu’en Amérique » – comme l’a écrit récemment le lieutenant-colonel de l’armée de l’Air à la retraite et historien William Astore – « que les guerres se terminent et que les budgets de guerre augmentent. »

     

    Bien sûr, même la fin de cette interminable guerre d’Afghanistan peut s’avérer exagérée. En fait, considérons un instant l’Afghanistan indépendamment du reste de l’histoire guerrière de ce pays. Après tout, si je vous avais dit en 1978 que, sur les 42 années à venir, les États-Unis seraient impliqués dans la guerre dans un seul pays pendant 30 d’entre elles et que je vous avais demandé de l’identifier, je peux vous garantir que l’Afghanistan n’aurait pas été votre choix. Et pourtant, il en a été ainsi. De 1979 à 1989, la CIA a soutenu la guerre des extrémistes islamistes contre l’armée soviétique (pour des milliards et des milliards de dollars). Et pourtant, la leçon évidente que les Russes ont tirée de cette aventure, alors que leurs militaires rentraient chez eux vaincus et que l’Union soviétique implosait peu après – à savoir que l’Afghanistan est effectivement le « cimetière des empires » – n’a manifestement eu aucun impact à Washington.

     

    Ou comment expliquer les plus de 19 années de guerre qui ont suivi les attentats du 11-Septembre, eux-mêmes commis par une petite organisation islamiste, al-Qaïda, née en tant qu’alliée des Américains lors de la première guerre d’Afghanistan ? Tout récemment, l’inestimable Costs of War Project [Projet sur les coûts de la guerre, NdT] a estimé que la deuxième guerre d’Afghanistan a coûté à l’Amérique près de 2 300 milliards de dollars (sans compter le prix des soins à vie pour ses vétérans) et a fait au moins 241 000 morts, dont 2 442 membres des services américains. En 1978, après le désastre de la guerre du Vietnam, si je vous avais assuré qu’un tel conflit sans fin était notre avenir, vous m’auriez sans doute ri au nez.

     

    Et pourtant, trois décennies plus tard, le haut commandement militaire américain ne semble toujours pas avoir saisi la leçon que nous avons « donnée» aux Russes et que nous avons ensuite expérimentée nous-mêmes. En conséquence, selon des rapports récents, ils se sont uniformément opposés à la décision du président Biden de retirer toutes les troupes américaines de ce pays avant le 20e anniversaire du 11-Septembre. En fait, il n’est même pas certain que, d’ici le 11 septembre 2021, si la proposition du président se déroule comme prévu, cette guerre sera vraiment terminée. Après tout, les mêmes commandants militaires et chefs des services de renseignement semblent avoir l’intention d’organiser des versions à distance de ce conflit ou, comme le dit le New York Times, sont déterminés à y « combattre de loin. » Il est évident qu’ils envisagent même d’établir de nouvelles bases dans les pays voisins pour y parvenir.

     

    Les « guerres éternelles » de l’Amérique – autrefois connues sous le nom de « guerre mondiale contre le terrorisme » et, lorsque l’administration de George W. Bush les a lancées, fièrement dirigées contre 60 pays – semblent s’achever lentement. Malheureusement, d’autres types de guerres potentielles, en particulier les nouvelles guerres froides avec la Chine et la Russie (impliquant de nouveaux types d’armes de haute technologie) semblent seulement se préparer.

     

    La guerre à notre époque

    Au cours de ces années, l’une des clés de tout cela est le fait que, lorsque la guerre du Vietnam a commencé à s’achever en 1973, le service militaire a été supprimé et la guerre elle-même est devenue une activité « volontaire » pour les Américains. En d’autres termes, il est devenu de plus en plus facile non seulement de ne pas protester contre la guerre américaine, mais aussi de ne pas y prêter attention, ni à l’évolution de l’armée qui l’accompagne. Et cette armée était en effet en train de changer et de se développer de manière remarquable.

     

    Dans les années qui ont suivi, par exemple, les bérets verts d’élite de l’époque du Vietnam ont été incorporés dans un ensemble de plus en plus vaste de forces d’opérations spéciales, dont le nombre a atteint 70 000 (soit plus que les forces armées de nombreux pays). Ces opérateurs spéciaux deviendraient fonctionnellement une deuxième armée américaine, plus secrète, intégrée à une force plus importante et largement libérée de toute surveillance citoyenne. En 2020, comme l’a rapporté Nick Turse, ils seraient stationnés dans un nombre stupéfiant de 154 pays sur la planète, souvent impliqués dans des conflits semi-secrets « dans l’ombre » auxquels les Américains prêteraient remarquablement peu d’attention.

     

    Depuis la guerre du Vietnam, qui a bouleversé la politique de ce pays et a été dénoncée dans les rues par un mouvement anti-guerre qui a fini par inclure un nombre important de soldats en service actif et d’anciens combattants, la guerre a joué un rôle remarquablement récessif dans la vie américaine. Oui, il y a eu les interminables remerciements offerts par les citoyens et les entreprises aux « troupes. » Mais c’est là que s’arrête l’attention, alors que les deux partis politiques, année après année, continuent de soutenir remarquablement un budget du Pentagone en augmentation et la partie industrielle (c’est-à-dire la fabrication d’armes) du complexe militaro-industriel. La guerre, à l’américaine, est peut-être éternelle, mais – en dépit, par exemple, de la militarisation de la police de ce pays et de la manière dont ces guerres sont revenues au Capitole le 6 janvier dernier – elle reste une réalité remarquablement éloignée pour la plupart des Américains.

     

    Une explication : bien que les États-Unis soient, comme je l’ai dit, fonctionnellement en guerre depuis 1941, il n’y a eu que deux occasions où ce pays a ressenti la guerre directement – le 7 décembre 1941, lorsque les Japonais ont attaqué Pearl Harbor, et le 11 septembre 2001, lorsque 19 pirates de l’air, pour la plupart saoudiens, à bord d’avions commerciaux, ont frappé le World Trade Center de New York et le Pentagone.

     

    Et pourtant, dans un autre sens, la guerre a été et reste notre. Considérons un instant certaines de ces guerres. Si vous avez un certain âge, vous pouvez certainement vous souvenir des grandes guerres : la Corée (1950-1953), le Vietnam (1954-1975) – sans oublier les brutales effusions de sang au Laos et au Cambodge voisins –, la première guerre du Golfe en 1991 et la deuxième, désastreuse, l’invasion de l’Irak en 2003. Et puis, bien sûr, il y a eu cette guerre mondiale contre le terrorisme qui a commencé peu après le 11-Septembre 2001, avec l’invasion de l’Afghanistan, pour s’étendre ensuite à une grande partie du reste du Grand Moyen-Orient et à des parties importantes de l’Afrique. En mars, par exemple, les 12 premiers formateurs américains des forces spéciales sont arrivés au Mozambique, pays en proie à des troubles, ce qui n’est qu’une petite extension de plus du système américain de terreur anti-islamiste déjà très répandu (et aujourd’hui défaillant) des États-Unis sur une grande partie du continent.

     

    Et puis, bien sûr, il y a eu les conflits de moindre envergure (mais pas nécessairement pour les habitants des pays concernés) que nous avons généralement oubliés, ceux dont j’ai dû fouiller mon cerveau défaillant pour me souvenir. Je veux dire, qui aujourd’hui pense beaucoup au désastre de la CIA à la Baie des Cochons à Cuba en avril 1961 par le président John F. Kennedy, ou à l’envoi par le président Lyndon Johnson de 22 000 soldats américains en République dominicaine en 1965 pour « rétablir l’ordre », ou encore à la version du président Ronald Reagan de « l’autodéfense agressive » par les Marines américains envoyés au Liban qui ont été forcés de se rendre dans le pays. Les Marines américains envoyés au Liban qui, en octobre 1983, ont été attaqués dans leur caserne par un kamikaze, tuant 241 d’entre eux ; ou l’invasion anti-cubaine de la petite île caribéenne de Grenade le même mois, au cours de laquelle 19 Américains ont été tués et 116 blessés ?

     

    Et puis, définissez et catégorisez-les comme vous le souhaitez, il y a eu les interminables tentatives militarisées de la CIA (parfois avec l’aide de l’armée américaine) pour intervenir dans les affaires d’autres pays, qu’il s’agisse de prendre le parti nationaliste contre les forces communistes de Mao Zedong en Chine de 1945 à 1949, d’alimenter un petit conflit permanent au Tibet dans les années 1950 et au début des années 1960, ou de renverser les gouvernements du Guatemala et de l’Iran, entre autres. On estime à 72 le nombre d’interventions de ce type entre 1947 et 1989, dont un grand nombre de nature belliqueuse. Il y a eu, par exemple, les conflits par procuration en Amérique centrale, d’abord au Nicaragua contre les Sandinistes, puis au Salvador, des événements sanglants même si peu de soldats américains ou d’agents de la CIA y ont trouvé la mort. Non, il ne s’agissait pas vraiment de « guerres » telles qu’elles sont traditionnellement définies, pas toutes, même si elles impliquaient parfois des coups d’État militaires et autres, mais elles étaient généralement génératrices de carnages dans les pays où elles se déroulaient. Et cela ne fait que suggérer l’étendue des interventions militarisées de ce pays après 1945, comme le montre très clairement l’ouvrage du journaliste William Blum intitulé A Brief History of Interventions.

     

    Chaque fois que vous cherchez l’équivalent d’une période américaine sans guerre, une réalité vous fait trébucher. Par exemple, vous avez peut-être en tête la brève période qui s’est écoulée entre le moment où l’Armée rouge est rentrée vaincue d’Afghanistan en 1989 et l’implosion de l’Union soviétique en 1991, ce moment où les politiciens de Washington, d’abord choqués par la fin si inattendue de la Guerre froide, se sont déclarés triomphants sur la planète Terre. Cette brève période aurait presque pu passer pour une « paix » à l’américaine, si l’armée américaine du président George H. W. Bush n’avait pas, en fait, envahi le Panama (« Opération Juste Cause ») à la fin de l’année 1989 pour se débarrasser de son dirigeant autocrate Manuel Noriega (un ancien agent de la CIA, soit dit en passant). Jusqu’à 3 000 Panaméens (dont de nombreux civils) sont morts ainsi que 23 soldats américains dans cet épisode.

     

    Et puis, bien sûr, en janvier 1991, la première guerre du Golfe a commencé. Elle fera peut-être 8 000 à 10 000 morts irakiens et « seulement » quelques centaines de morts parmi la coalition de forces dirigée par les États-Unis. Des frappes aériennes contre l’Irak suivront les années suivantes. Et n’oublions pas que même l’Europe n’a pas été épargnée puisqu’en 1999, sous la présidence de Bill Clinton, l’armée de l’Air américaine a lancé une campagne de bombardement destructrice de dix semaines contre les Serbes de l’ex-Yougoslavie.

     

    Et tout cela reste une liste nettement incomplète, surtout en ce siècle où quelque 200 000 soldats américains ont été régulièrement stationnés à l’étranger et où les forces d’opérations spéciales américaines ont été déployées dans un nombre stupéfiant de pays, tandis que des drones américains attaquaient régulièrement des « terroristes » dans une nation après l’autre et que les présidents américains sont littéralement devenus des assassins en chef. À ce jour, ce que l’universitaire et ancien consultant de la CIA Chalmers Johnson a appelé un « empire de bases » américaines – au moins 800, sans précédent dans l’histoire – sur une grande partie de la planète, reste intact et, à tout moment, il pourrait y en avoir davantage à venir de la part du pays dont le budget militaire est au moins égal à celui des 10 (oui, c’est bien 10 !) pays suivants réunis, y compris la Chine et la Russie.

     

    Une chronologie du carnage

    Les trois derniers quarts de ce siècle américain quelque peu tronqué, qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, ont été, en fait, une chronologie du carnage, bien que peu d’Américains le remarquent ou le reconnaissent. Après tout, depuis 1945, les Américains n’ont été qu’une seule fois « en guerre » chez eux, lorsque près de 3 000 civils sont morts dans une attaque destinée à provoquer – eh bien, quelque chose comme la guerre contre le terrorisme qui est aussi devenue une guerre de la terreur et un catalyseur de mouvements terroristes dans notre monde.

     

    Comme l’a récemment affirmé le journaliste William Arkin, les États-Unis ont créé un État de guerre permanent destiné à faciliter la « guerre sans fin. » Comme il l’écrit, en ce moment même, notre nation « tue ou bombarde dans peut-être 10 pays différents », peut-être plus, et il n’y a rien d’extraordinaire à cela dans notre passé récent.

     

    La question que les Américains pensent rarement à poser est la suivante : Que se passerait-il si les États-Unis commençaient à démanteler leur empire de bases, à réaffecter une grande partie de l’argent militarisé des contribuables à nos besoins domestiques, à abandonner l’orientation de ce pays vers la guerre permanente et à renoncer au Pentagone comme notre église sainte ? Et si, même brièvement, les guerres, les conflits, les complots, les meurtres, les assassinats par drones, tout cela s’arrêtait ?

     

    À quoi ressemblerait réellement notre monde si vous déclariez simplement la paix et rentriez chez vous ?

     

    Tom Engelhardt a créé et dirige le site TomDispatch.com. Il est également cofondateur de l’American Empire Project et l’auteur d’une histoire très appréciée du triomphalisme américain pendant la Guerre froide, The End of Victory Culture [La fin de la culture de la victoire, NdT]. Membre de Type Media Center, son sixième et dernier livre s’intitule A Nation Unmade by War [Une nation déconstruite par la guerre, NdT].

     

     

    Source : Tom Dispatch, Tom Engelhardt, 29-04-2021

     

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